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Codétermination française à inventer

Entreprises : « Une codétermination à la française est à inventer »

Tribune

Pour négocier les transitions énergétiques et écologiques qui s’imposent aux pays industriels, les trois anciens syndicalistes Joël Decaillon, Christian Dellacherie et Edouard Martin du groupe de réflexion Bridge appellent, dans une tribune au « Monde », à une révolution de la gouvernance des entreprises, plus en phase avec la société.

Selon le juriste Alain Supiot, « le travail est quelque chose de plus grand que l’emploi (…). L’emploi est né de ce grand pacte, issu des luttes syndicales de l’ère industrielle, qui a consisté à échanger l’aliénation au travail, le renoncement à dire son mot sur la production, contre des limitations du temps de travail et de la sécurité physique et économique » − cet entretien a été publié par L’Humanité, le 11 mars 2016, à l’occasion de la nouvelle édition du rapport Au-delà de l’emploi, sous la direction d’Alain Supiot, parue chez Flammarion.

Le mouvement syndical peut dépasser ce stade en mettant au premier plan de ses exigences la réponse à deux questions de fond : « Qu’est-ce que l’on produit ? Et comment on le produit ? » Il s’agit de mobiliser les capacités d’innovation et d’apprentissage collectif pour sortir de la spirale : plus d’énergie, plus de matière pour plus de déchets, et sauvegarder le potentiel de la biosphère, premier garant de la santé sociale du genre humain.

Peut-on faire confiance au court-termisme des actionnaires aux yeux rivés sur leurs dividendes, aux champions de la financiarisation à la recherche de la liquidité, pour mettre en œuvre le renouveau industriel au cœur de cette logique ? Il s’agit d’une reconstruction, s’inscrivant dans le long terme des transitions énergétiques et écologiques indispensables. Une telle rupture de sens dans la gestion de l’économie appelle l’émergence d’une véritable citoyenneté dans l’entreprise, sans laquelle le « dialogue social » continuera à relever de l’incantation, du cosmétique ou de l’illusion.

Une « codétermination » à la française est à inventer. Elle appelle une redéfinition juridique, politique, démocratique, du concept d’entreprise induisant une révolution de sa gouvernance, associant enfin les salariés (et les territoires), très au-delà des timides premiers pas de la loi Pacte [Plan d’action pour la croissance et la transformation des entreprises de 2019]. Il s’agit d’étendre la sphère du droit social à la dimension sociétale de l’activité économique, au gré de la transformation de l’entreprise en un véritable bien collectif donnant tout son sens au concept de « parties prenantes ».

Une transition « juste »

Face aux conséquences désastreuses du réchauffement climatique, de nombreux acteurs syndicaux cherchent à mener de front défense des travailleurs, promotion de leurs droits et prise de position sur la planification des transitions. Des droits nouveaux sont absolument nécessaires pour qu’ils aient le pouvoir d’orienter et de valider les décisions, tant sur leur contenu que sur leur rythme. Cet objectif stratégique constitue une base fédératrice pour des démarches unitaires, dans le droit-fil de celles lancées depuis la mobilisation sociale unitaire du printemps 2023.

Les organisations syndicales sont à la jonction de deux axes majeurs des transformations à opérer : la réingénierie des processus industriels et la remise à plat des dispositifs d’aides aux entreprises, afin que l’effort soutenu d’investissement dans la réduction de leur impact environnemental et le développement de compétences individuelles et collectives s’intègre dans des politiques industrielles structurées autour de filières et/ou de territoires.

Chaque séquence d’une transition « juste » nécessite de programmer l’enchaînement des actions concrètes pour y parvenir. La conception, l’évaluation de chaque programme et le suivi de son exécution ne peuvent être menées que dans le cadre de processus de négociation coordonnés à plusieurs niveaux et dans la durée.

Une grande attention au maintien de l’emploi global et à la qualité des emplois créés impliquera de traiter nombre de cas complexes de mobilité sociale, associant mutations et formations, selon des logiques à la fois territoriales et industrielles : le tout mené dans une société fragilisée par les inégalités sociales, l’insuffisance du parc de logements, la sous-capacité des services publics, l’énorme défi du coût croissant de l’usage de la voiture individuelle. Toutes ces questions, pour être traitées de manière cohérente et efficace, appellent des politiques négociées.

Alliances avec les organisations de la société civile

Pour asseoir sa crédibilité et préserver son autonomie, le mouvement syndical a avantage à contracter des alliances avec les organisations de la société civile prônant une fusion politique du social et de l’environnemental. Elles sont nécessaires pour acquérir des ressources et de l’expertise, pour décrypter les biais des discours « écologiques » d’acteurs misant tout sur une vision magique de l’innovation technologique. Elles lui donnent la possibilité de construire et d’exercer un rapport de force conjointement dans et en dehors de l’entreprise.

L’imbrication et la coagulation entre toutes les formes de dommage (pollution, réchauffement climatique, épuisement des ressources, menace sur la biodiversité, etc.), et l’interdépendance entre toutes les entreprises posent de façon nouvelle la question de leur responsabilité. Le concept de la responsabilité sociétale des entreprises (RSE) s’attache à des comportements « individuels », là où l’efficacité exige d’appréhender, dans sa globalité, le système d’interactions décrit par les « chaînes de valeur ».

S’affranchir totalement des interdépendances est hors de portée : l’autarcie au niveau européen, ou au niveau national, relève d’un mauvais slogan résumant une dangereuse illusion. Tout cela demande au contraire de cartographier les chaînes de valeur, de repérer leurs vulnérabilités, de sélectionner et de mettre en œuvre les différents moyens de sécurisation (stocks, diversification), de substituabilité (innovation, investissement, partenariats, relocalisations), de régulation (leviers juridiques, normes internationales).

Une telle cartographie est une base indispensable pour penser l’organisation et les objectifs d’une négociation sociale tripartite sur la stratégie industrielle, au niveau local, national et européen.

Les signataires : Joël Decaillon, ancien secrétaire général adjoint de la Confédération européenne des syndicats (CES), Christian Dellacherie, syndicaliste, ancien membre du Conseil économique, social et environnemental (CESE) et Edouard Martin, ancien député européen, animent le groupe de réflexion Bridge (Bâtir le renouveau industriel sur la démocratie et le génie écologique).

Date de dernière mise à jour : mardi, 07 mai 2024

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